Est-il normal que toutes les personnes dont le français est la langue maternelle vivent dans « l’insécurité orthographique » ? Non. Est-ce une fatalité ? Non.

Le style prime

Tant à l’école qu’à la maison, j’ai été élevé dans le culte de la bonne orthographe et j’ai donc accordé, très tôt, la plus grande importance à cet aspect de l’écriture. Arrivé en licence (« L3 » pour les plus jeunes), j’ai suivi un module de préparation à la recherche d’emploi. L’un des exercices consistait à rédiger une lettre de motivation que nous devions lire à un véritable recruteur pour qu’il la commente. J’étais plutôt fier de ma lettre et j’attendais impatiemment mon tour. Une étudiante est passée avant moi et a lu sa lettre. Elle était fluide et convaincante. Chaque argument développé renforçait la pertinence de sa candidature, sans outrance. Il n’y avait rien à enlever ou à ajouter. C’était certain, si j’avais été recruteur, j’aurais voulu rencontrer cette candidate après avoir lu sa lettre. J’en suis resté sans voix. J’ai relu la mienne. Elle m’a soudain paru pataude et ronflante, à la fois insipide et parsemée de lieux communs. Ma lettre était pourtant exempte de faute d’orthographe, mais celle de l’étudiante avait deux atouts bien plus importants : elle s’adressait à une cible et elle le faisait avec style.

Cette expérience, douloureuse pour mon égo, a été une révélation pour moi. Si l’orthographe compte dans la mesure où avoir une mauvaise orthographe nous dessert, le style et la qualité des arguments priment de loin dans tout échange. En veillant à la pertinence de nos arguments, nous suscitons et maintenons l’intérêt de celui qui nous écoute ou nous lit. En nous exprimant avec clarté et fluidité, en usant des mots justes, nous augmentons nos chances de le convaincre. L’émetteur d’un message doit veiller à ce que sa forme ne soit pas un obstacle, mais serve son fond. Elle doit le rendre limpide et le mettre en valeur. Plus le récipiendaire du message doit faire d’efforts pour comprendre la forme, moins il peut se concentrer sur le fond, et moins le message porte. À partir de ce jour, j’ai commencé à travailler mon style.

La faute de l’orthographe

Au fil des ans, j’ai réalisé qu’outre le fait d’être secondaire, l’orthographe du français était particulièrement ardue à maitriser, que moult difficultés n’avaient aucune explication rationnelle, que « c’était ainsi et pas autrement », et qu’il fallait seulement connaitre la règle. Même une personne telle que moi, ayant suivi une longue scolarité et vigilante à l’orthographe, n’était jamais certaine de n’avoir commis aucune faute dans un écrit. Je ne parle pas d’une bête faute d’inattention, mais de fautes résultant de l’ignorance d’une particularité inepte, d’une règle absconse, d’une exception, voire d’une exception à l’exception. Un constat s’impose : l’orthographe du français est si tortueuse et opaque que nous vivons toutes et tous dans « l’insécurité orthographique » la plus totale. Ce vice est si criant que, pendant 20 ans, il a été érigé au rang de défi national, incarné par la fameuse « Dictée de Pivot » (émission dont Wikipédia me rappelle que le véritable nom était les « Dicos d’or »).

En 1990, le Conseil supérieur de la langue française a proposé une réforme orthographique importante (bien que la moins ambitieuse des trois réformes consistantes qu’a connues notre langue depuis 1835). Elle est passée inaperçue, et peu de gens en ont connaissance, même 35 ans plus tard. Il faut dire que les dictionnaires ont mis longtemps à l’intégrer et ils ne l’ont fait qu’à pas mesurés (même si cela fait maintenant une quinzaine d’années que l’affaire est entendue).

Pour ma part, j’ai découvert cette réforme en 1998, via le site orthographe-recommandee.info. Elle m’a immédiatement conquis :

  • elle supprime une multitude de difficultés artificielles et non justifiées ;
  • elle harmonise l’orthographe de beaucoup de mots ;
  • elle supprime moult ambigüités (tiens, voici au passage un tréma qui a bougé au détour de la réforme) ;
  • elle est bien moins radicale et bien plus raisonnée que ses opposants la caricaturent souvent.

Je fais ainsi partie des rares personnes qui l’ont adoptée dès la fin des années 1990. Cette adoption a été progressive chez moi, car personne ne connaissait cette réforme et je savais que si j’utilisais pleinement l’orthographe révisée (ou « orthographe réformée » ou « orthographe recommandée »), la plupart de mes interlocuteurs considéreraient que j’avais une orthographe défaillante. J’ai donc suivi l’adoption de la réforme par les dictionnaires, en la devançant parfois. J’ai pu observer une déconcertante résistance au changement au cours de ce lent processus. L’enseignement de cette orthographe réformée est en théorie obligatoire dans l’Éducation nationale depuis la rentrée 2008. Mais, dans sa grande majorité, le corps enseignant s’est montré extrêmement conservateur et réfractaire, vouant un culte irrationnel à la langue pour elle-même. Il a fallu attendre la fin des années 2010 (autrement dit il y a à peine 6 ou 7 ans) pour que le ministère tape du poing sur la table et exige que l’orthographe réformée soit la seule enseignée à l’école (l’orthographe « traditionnelle » n’étant cependant pas considérée comme fautive).

Le Wiktionnaire référence depuis longtemps les deux orthographes, traditionnelle et réformée, de chaque mot affecté par la réforme. Si nous prenons par exemple « renouvèlement », on trouve :

  • Une page « renouvèlement » sur laquelle il est indiqué :

    renouvèlement \ʁə.nu.vɛl.mɑ̃\ masculin (orthographe rectifiée de 1990)

  • Une page « renouvellement » sur laquelle il est indiqué :

    renouvellement \ʁə.nu.vɛl.mɑ̃\ masculin (orthographe traditionnelle)

Idem pour ambigüité et ambiguïté, ou pour évènement et événement.

Pour en savoir plus sur cette réforme, je vous invite à lire le guide synthétique de la réforme. Le document compte seulement 8 pages, les règles tenant sur 5 pages aérées.

Heureusement, avec le temps, les lignes bougent du côté des linguistes et des professeurs. Certains demandent désormais une application beaucoup plus massive de la réforme orthographique de 1990 et le collectif « Les Linguistes atterré(e)s » a même publié, fin 2023, une tribune passionnante :

Pourquoi il est urgent de mettre à jour notre orthographe (Le Monde, 15 octobre 2023)

Cette tribune a conduit France Inter à rebondir sur le sujet dans une émission diffusée quelques jours plus tard :

Faut-il mettre à jour l’orthographe ? (Le téléphone sonne, 20 octobre 2023)

Cette émission a été très instructive et inspirante pour moi. En plus des arguments qui sont déjà les miens depuis longtemps, j’y ai découvert :

  • une vision d’ensemble du problème que je n’avais pas ;

  • d’autres arguments fort pertinents, auxquels je n’avais jamais pensé alors qu’ils tombent sous le sens (notamment ceux relatifs à l’enseignement du participe passé et, par effet de bord, du complément d’objet direct) ;

  • arguant les considérations ci-dessus, d’aucuns demandent une nouvelle réforme, d’ordre grammatical, allant bien plus loin que la réforme orthographique de 1990.

Pour finir, je vous invite à regarder la jubilatoire conférence donnée en 2019 par Arnaud Hoedt et Jérôme Piron, La faute de l’orthographe. Si le ton se veut humoristique, le fond est des plus sérieux. Cette conférence amuse, mais elle fait surtout réfléchir et aide à prendre de la hauteur.

J’ai été tellement surpris par la citation qui conclut la conférence que j’en ai vérifié l’authenticité. Elle est confirmée par l’Académie française [elle-même][acafr]. Tandis qu’il préparait le premier dictionnaire de la langue française, Eudes de Mézeray, secrétaire perpétuel de l’Académie française, a écrit dans un cahier de notes, entre le 14 août et le 12 octobre 1673 :

La compagnie [L’Académie] déclare qu’elle désire suivre l’ancienne orthographe, qui distingue les gens de lettres d’avec les ignorants et les simples femmes, et qu’il faut la maintenir partout, hormis dans les mots où un long et constant usage en aura introduit une contraire.

Il n’y a pas à dire, Eudes était un ami du peuple et un homme éclairé, à qui nous devons beaucoup d’heures d’apprentissage stérile d’une orthographe conçue comme une chausse-trape. Avec une orthographe et une grammaire expurgées de leurs difficultés artificielles, ces heures d’apprentissage bête et méchant pourraient être remplacées par des ateliers d’écriture créative, afin que nos enfants apprivoisent leur langue et apprennent à s’en servir. Je voudrais qu’à la subtilité de l’orthographe, on préfère la subtilité de l’expression, l’apprentissage de la nuance et le gout du mot juste.